V

Un tapis tissé d’or couvrait une quinzaine de mètres carrés de terre au pied de la tour de guet. Un dais coiffait l’ensemble. Au-dessous, des bannières entouraient des hommes qui siégeaient à une longue table. En se dirigeant vers eux, Cendres sentit la douceur des feux allumés pour les réchauffer.

Derrière les langues de flamme, elle leva les yeux du sol vers le ciel d’hiver et l’immense camp des assiégeants.

« De la folie. »

La Marche opina, avec un sourire qui commençait déjà à ne plus tenir compte des morts et des blessés. « Mais vous l’avez fait, damoiselle capitaine ! Pucelle de Dijon ! Vous avez réussi ! »

Tout ce qu’elle voyait tandis qu’ils traversaient le terrain, c’étaient des mantelets et des pavois, et les premiers toits pointus des tentes de baraquement. Dans les tranchées et entre les tentes, nazirs et harifi aboyaient des ordres. Cela n’empêchait pas les hommes de venir contempler l’énorme brèche dans les remparts de Dijon. Par dizaines, par centaines.

Elle se mit soudain à grelotter, dans son étouffante armure, s’arrêta et ne réussit qu’à grand-peine à ordonner du geste à Rickard de confier la bannière à Giovanni Petro et de venir déboucler sa bavière. Elle aspira avec un hoquet une goulée d’air. Elle sentit Rickard lui retirer son casque. Ou bien c’est la paix, ou ça ne l’est pas, et j’ai plus rien à foutre des assassins, en ce moment !

Je m’en fous.

L’air froid gifla son crâne. De la main gauche, elle se gratta les cheveux, sans se soucier du sang sur son gantelet, et vit son visage se refléter sur la salade, entre les mains de Rickard.

Une bande de chair brûlée lui barrait le visage, juste au niveau des pommettes, par-dessus ses balafres. Elle avait les paupières inférieures enflées. La bande de peau en travers de ses joues et de l’arête de son nez était d’un rose vif.

Je fais partie des quatre-vingt-douze ; et c’est à peine plus que de la veine.

Robert Anselm s’avança, avec Richard Folio à quelques pas en retrait. Le vicomte-maire, couvert de poussière, semblait frappé de stupeur. Il riait, à voix basse, pour lui-même, et ce rire avait un accent de pure joie.

Cendres connaît les mots qui vont avec ce rire. Nous sommes en vie.

Le tissu d’or se prit sous ses solerets tandis qu’elle le traversait. Six ou sept hommes siégeaient à la longue table : Léofric au centre, Frédéric de Habsbourg à sa droite ; les envoyés français et Commines sur sa gauche ; Lebrija et un autre ka’id. D’autres hommes se tenaient debout derrière eux, en cottes de plates ; les traits de l’un d’eux, assez jeune, avaient un air de famille avec Léofric.

Cendres laissa son regard les parcourir tous – l’empereur de Habsbourg souriait, légèrement – avant de revenir sur Léofric, Y amir carthaginois.

« Pas si fou que ça, hein ? demanda-t-elle sur un ton philosophe. Il ne me semblait pas. Pas après que j’ai eu parlé à votre fille. Enfin, ça vous a gardé en vie, je suppose. »

À présent, le choc et l’exaltation lui donnent un large sourire. J’aurais dû demander qu’on jette de l’eau sur mon armure, songea-t-elle. Du sang séché et des chairs y restent collés, et une puanteur d’abattoir imprègne ses vêtements. Elle se tient là, sanglée dans ses plates de métal. Une femme avec des cheveux courts, argent, tachés de sang, une livrée au Lion déchirée, une épée qui lui bat la hanche ; et un poids dans une main.

Elle souleva l’objet lourd et l’abattit sur la table. La tête de Gélimer. Du liquide en train de sécher rendait la paume de son gantelet collante. Les cheveux emmêlés tirèrent, adhérant à son gant, se prenant à son annulaire brisé. Elle sacra.

« Voilà votre putain d’ex-calife ! »

La tête semblait avoir rétréci, à présent ; le rouge du sang virait au noir en séchant ; des masses d’os blanches étaient visibles dans un vestige pendant de sa colonne vertébrale et un croissant blanc s’étalait sous ses paupières mi-closes.

Il y eut un silence tandis qu’ils la contemplaient.

« Je dois signer le traité de paix avec la duchesse en personne. » Léofric se rembrunit. « La feras-tu sortir de la ville ?

— Une fois que nous… »

Une voix grave intervint : « Adresse-toi avec respect au roi-calife, jund », et Cendres vit Aldéric derrière son maître. Le harif n’était pas blessé, et il souriait dans sa barbe qu’il avait huilée et tressée.

Elle lui rendit son sourire.

« Une fois que nous aurons discuté, messire le roi-calife, dit-elle. Une fois que cette paix sera solide. Le plus important d’abord. Vous connaissez les Machines sauvages. Vous savez ce qu’elles tentent de faire. Je vais vous révéler pourquoi elles n’y sont pas parvenues, messire… messire mon père. Je vais vous expliquer pourquoi la duchesse de Bourgogne doit rester en vie. »

Entre le besoin d’arrêter les combats et les incendies et l’acheminement de vivres, il s’écoula presque quatre jours. Cendres expédia des cavaliers vers l’est et le nord. Ensuite, elle se retrouva, avec La Marche et Lacombe, non seulement en train de traiter des négociations pour la nourriture et le bois de chauffage, mais aussi de tenter de combler des fosses avec les morts, et l’abbaye avec les blessés des combats.

Le sol, dur comme fer, refusait qu’on y creuse des tombes ; des serfs wisigoths empilèrent les morts en grands amoncellements rouges et blancs. Sans les médecins wisigoths, les blessures et le froid auraient encore fait grimper le compte des victimes.

Elle visita ses propres blessés, pleura avec eux.

Elle trouva Simon Tydder parmi les morts, son casque disparu et sa tête ouverte de l’occiput à la mâchoire inférieure. Le troisième de ses frères, Thomas, s’agenouilla près de son cadavre dans la chapelle de l’abbaye et demeura inconsolable.

Euen Huw survécut seize heures.

Elle s’assit à ses côtés à trois reprises, une heure à chaque fois, déléguant à Anselm ou à La Marche la direction des opérations, pour demeurer assise dans la lumière grise, dans la salle supérieure de l’hospice de l’abbaye, que réchauffaient des braseros et le feu dans la cheminée, et sentit la main d’Euen dans la sienne refroidir de plus en plus. Lorsqu’on l’examina, on découvrit qu’il avait les deux jambes lacérées, un tibia entamé jusqu’à l’os ; mais ce fut la blessure du coup de lance porté au bas-ventre par un ennemi à terre qui finit par le tuer. Il mourut, le corps agité par le râle de l’agonie, aux petites heures du 29 décembre. Les deux cloches du glas sonnèrent.

« Amir Lionne ! dit la doctoresse de Léofric en l’interceptant à la porte. Laissez-moi passer du baume sur vos yeux. »

Il n’y a pas que les larmes qui lui brouillent la vue. Une soudaine onde de peur lui traverse le ventre : se retrouver aveugle, désemparée !

Elle s’assit près d’une fenêtre et se soumit à l’application d’une plante apaisante, les robes de la femme lui rappelant par leur seule odeur l’observatoire de la maison Léofric et une douleur au bas de son ventre.

« Bandez-les la nuit, ajouta la femme. Dans quatre jours, votre état devrait s’améliorer.

— Vous feriez aussi bien de vous occuper de ça, alors. »

Cendres tendit la main. La femme lui retourna l’annulaire de la main droite, maudit à part elle les bouchers francs dans un sifflement de serpent, remit l’os et attacha le doigt contre le médius.

« Vous devriez le laisser reposer dix jours. »

Comme si j’avais dix jours pour me reposer…

« Merci », dit-elle, surprise de s’entendre parler.

En descendant les marches de pierre au sortir de l’hospice, elle entendit des voix en bas et arriva sur le palier pour se retrouver face à Fernando del Guiz et à la Faris.

Aucun d’eux ne dit mot. Leurs visages également radieux apprirent à Cendres tout ce qu’elle avait besoin de savoir. Une réelle lassitude amortit sa réaction. Elle eut un vague sourire, et fit mine de poursuivre son chemin.

« Nous voulions que tu saches », dit Fernando.

Pendant une seconde, elle est prise entre sa vision de lui, si jeune et si vulnérable, et la conscience du nombre de jeunes hommes comme lui qui sont morts devant Dijon.

La Faris demanda : « Ton prêtre acceptera-t-il de nous marier ? »

Cendres n’aurait pas su dire quel visage elle présentait à la Faris : un sourire, ou quelque chose de plus proche des larmes.

« Digorie Paston est mort, dit-elle. Un golem l’a tué. Mais je présume que le père Faversham s’en chargera. Il est là-haut. »

La femme et l’homme se détournèrent, avec impatience. Cendres se sentit échapper à leur attention. Préoccupés l’un de l’autre, isolés de la mort et du chagrin…

« Ah, pourquoi pas ? se dit-elle à haute voix, doucement. Faites-le pendant que c’est possible.

— ET TOUJOURS LE FROID GRANDIT, PETITE CRÉATURE DE LA TERRE…

—… LE FROID…

—… NOUS PRÉVAUDRONS ! »

Les voix des Machines sauvages dans sa tête chuchotent dans la panique de leur propre confusion. Avec une farouche satisfaction, elle songe : Pas de Faris, pas de Golem de pierre, même pas des rapports de seconde main, dépassés. Vous êtes baisées. Vous êtes infoutues de savoir quoi que ce soit, pas vrai ?

Le 30, un cavalier revint de l’est, accompagné par le lieutenant de Bajazet. Robert Anselm rapporta : « Il dit que oui. Florian revient. Elle signera un traité, si La Marche est favorable.

— Vous en pensez quoi ? » demanda Cendres au Bourguignon.

Olivier de La Marche souffla dans ses mains glacées et son regard alla du rempart effondré de la ville vers le camp wisigoth. « Nul doute qu’il y a là-bas des hommes qui croient encore le seigneur Léofric fou. Il y en a suffisamment qui ne le croient pas fou, et suffisamment qui suivront le pouvoir, où qu’il se déplace, pour que Léofric conserve le califat. À mon avis, au moins jusqu’à son retour à Carthage où des amirs pourront le contester. Je pense qu’il est temps de signer le traité. »

Cendres observa les golems qui labouraient le sol dans le cimetière de la cathédrale. Leurs mains de pierre creusaient des fosses communes. Sur la glace impénétrable aux hommes, on avait empilé les corps humains en attente de sépulture.

Un souvenir lui revient, avec une petite décharge d’adrénaline : le premier cadavre qu’elle a vu. Pas aussi digne que ces corps blancs et lavés sous l’immobile ciel gris. Elle avait couru dans l’air doux et mobile de l’été, dans un bois où le soleil brillait entre des feuillages verts et, en contournant un éperon rocheux, qui lui avait paru énorme, elle avait failli marcher sur le cadavre d’un homme, tué au cours de l’escarmouche de la veille.

Il constituait un monticule luisant, d’un noir verdâtre, méconnaissable en tant que cadavre jusqu’à ce que les mouches qui le recouvraient complètement s’envolent en un essaim bourdonnant.

Comme si j’avais percuté un mur, la façon dont je me suis arrêtée ! Mais j’étais différente, à l’époque.

Elle ramena son attention au cimetière de la cathédrale qui ne sentait rien, et aux abbés Muthari et Étienne, à la psalmodie de leurs voix, et à Léofric, debout à côté d’elle. Ce dernier portait des robes à l’odeur de moisi, aux broderies raides. L’air du dehors, implacable, le faisait cligner des yeux. De petites bouffées blanches s’échappaient de ses lèvres.

Des Wisigoths dans Dijon. Traité de paix ou pas, Cendres sentait cette idée tressauter et se tordre dans son ventre.

« Mais pourquoi ne fait-il pas noir, ici ? » demanda le seigneur wisigoth, tout à trac. Elle suivit son regard, ne distingua pas même un fantomatique disque solaire.

« À propos du traité de paix. » Un air froid et humide lui glaçait la peau du visage. « J’ai réfléchi, seigneur mon père. Je crois que nous devons signer un traité d’alliance.

— Ce que font les Feræ Natura Machinæ, les Machines sauvages, est sans aucun doute de l’ordre du matériel. » Léofric se mit à renifler un peu, les cercles de ses narines rougissant. Le rhume rendait sa voix plus enrouée. « Si la Bourgogne préserve le réel, ainsi que tu le dis, ne devrions-nous pas être privés de soleil, ici aussi ?

— Une alliance entre égaux, insista Cendres.

— Rien ne vaut l’original, ce n’est pas ce que disent les Francs ? Pour nous, pauvres héritiers des Romains, le passé est toujours supérieur à ce présent dégénéré. »

Son regard visait peut-être à susciter une réponse de sa part. Elle ne pouvait le déterminer.

« Et la Bourgogne s’accroche au passé ? » marmonna-t-elle sur un ton sardonique.

Interprétant de façon erronée, et délibérée semblait-il, ce qu’elle voulait dire, Léofric lui jeta un sourire rapide, amical, un sourire d’aîné. « Pas toujours. La paix avec Carthage…

— Une alliance. Nous ne serons pas les seuls à attaquer les Machines sauvages… mais nous pourrions bien être les seuls à vouloir les détruire pour de bon. Et nous le voulons, insista Cendres. Les détruire. »

À l’absence d’interrogation dans la voix de Cendres, Léofric ajouta un frisson. « Oh, oui, les détruire. Il est évident que le feu n’est pas une bénédiction. L’amir Gélimer est mort ; Dieu manifeste Sa volonté dans la bataille. Autour des pyramides elles-mêmes, la pierre se soude… aux plantes, aux petits animaux, aux corps fondus des hommes et des chevaux. Nous devons nous tenir à l’écart, employer les canons de ton maître artilleur pour les détruire. »

Reconnaissante de se retrouver dans son élément avec des spéculations militaires, Cendres répondit : « Quand ce ne sera plus aussi dangereux à faible distance, nous pourrions envisager de poser quelques barils d’explosifs ?

— Si le danger cesse. » Léofric ramena son long manteau fourré sur ses épaules d’un mouvement d’épaules. Chassé par un geste, son état-major de conseillers du calife se tenait à distance. « Une alliance. Voilà qui en dirait long sur notre opinion de la Bourgogne.

— N’est-ce pas ? »

Le tchoc-tchoc de la terre qui retombait, trop froide pour se briser en mottes, résonnait en cadence contre la façade de la cathédrale. Des offices funèbres jumelés montaient des lèvres des abbés, chacun hérétique pour l’autre.

Cendres fronça les sourcils, repassant un souvenir dans sa tête : « Que voulez-vous dire, en parlant d’original ?

— Qui raconte son histoire en premier ? demanda Léofric. Qui que ce soit, c’est la sienne qui devient l’aune. On jugera les autres par leur distance ou leur proximité avec des détails d’origine. La première version a une autorité qui lui est propre. »

Il ramena son regard vers le visage de Cendres. Elle y lut un enthousiasme clair : la vision d’un homme qui élaborait une théorie, sans se soucier de savoir à qui la vérité pourrait bien bénéficier, lui ou un autre.

Jusqu’ici, toutes ses expériences avaient bénéficié aux califes, et non à lui. Est-ce là le vrai Léofric ? Réellement devenu roi-calife par accident ?

C’est l’homme qui m’aurait débitée en tranches et tuée. Qui aurait été heureux de le faire.

« Je ne vous pardonne rien », dit-elle, ses lèvres bougeant à peine.

« Non plus que je te pardonne. » Et devant la stupeur qu’elle manifestait : « Une expérience dont la préparation a exigé un demi-siècle, et tu viens…

— Tout gâcher ? » L’ironie, ou un humour noir très amer, dépasse de justesse son indignation.

« … l’altérer. » Le regard de Léofric donne encore cette impression de la juger tandis qu’il la scrute. « Pour ne prouver, peut-être, que l’existence d’un domaine où l’on ne sait rien.

— Et… à l’intérieur de ce domaine ?

— De nouvelles études. »

L’espace d’une seconde, elle songe à la maison de Carthage… et ensuite, non plus aux salles d’examen et de soins, mais à sa propre voix en train de hurler assez fort pour couvrir même les échos de ces hurlements.

« Vous n’avez pas fait suffisamment d’études ?

— Non. » Il y a une arrogance familière dans son expression et pas seulement envers Cendres, à présent, mais aussi envers un jeune homme qui vient d’apparaître à ses côtés, en passant devant un groupe de conseillers qui, remarque Cendres, contient à la fois le docteur Annibale Valzacchi et son frère Gianpaulo : Agnès Dei.

« Sisnando », dit avec amabilité Léofric, sous le plain-chant des messes funèbres.

Cendres reconnaît à présent son visage : celui d’un des hommes siégeant à la table sur le drap d’or. Un jeune homme svelte, endurci au combat, avec la bouche de Léofric et rien d’autre pour le distinguer comme l’ex-commandant de la maison Léofric, sinon sa livrée.

« Les messagers de la maison Léofric et de la maison Lebrija sont partis pour la capitale », annonça-t-il.

Sois polie : en voilà un que Léofric prépare au pouvoir, sinon il n’aurait pas laissé Sisnando s’emparer des rênes tandis qu’il feignait la folie.

En supposant que Sisnando a compris que c’était une feinte.

Cendres n’arrivait pas à déterminer, en se basant sur son expression d’une surprenante mobilité, s’il était ulcéré de voir son seigneur amir revenu à la santé et de devoir abandonner en conséquence le commandement de la maison Léofric, ou s’il se satisfaisait d’être délégué au contrôle de la maison tandis que Léofric serait occupé par sa charge de roi-calife.

De la politique : tout cela n’est que politique. Elle croisa le regard d’un homme qui se trouvait immédiatement derrière Sisnando, dans son escorte. Il détourna les yeux. Guillaume Arnisout : trop honteux pour l’approcher après ne pas l’avoir suivie jusqu’à Dijon. À lui aussi, je parlerai ; demain, peut-être.

« Une alliance pour la campagne du printemps. » Observant les golems occupés à amasser les morts dans le sol Léofric souffla une blancheur chaude dans l’air. « Je pourrais persuader les Français d’y participer. Et pourrais-tu y amener les Turcs, également en alliés temporaires ? Le traité n’attend que la signature de la duchesse. »

L’aube du troisième jour de janvier fut claire, très froide ; la terre hivernale avait la dureté du fer, à tel point qu’on ne pouvait y risquer un cheval plus vite qu’au pas.

« Avez-vous besoin de prendre tant d’hommes valides pour aller ramener la duchesse Floria ? » interrogea Olivier de La Marche.

Cendres, sur une jument wisigothe d’emprunt, lui sourit du haut de sa selle de guerre. « Ouais, répondit-elle sur un ton enjoué.

— Vous prenez près de trois cents hommes pour aller à la rencontre des cinq cents janissaires à cheval de Bajazet. »

Cendres jeta un regard en arrière, vers les cent dix hommes sous l’étendard du Lion azur et les Bourguignons de Lacombe.

« Rien ne nous assure que les Ottomans de Bajazet ne vont pas faire demi-tour pour partir au galop tout droit retrouver Mehmed. Je suis paranoïaque. La paix est déclarée… mais je reste paranoïaque. Regardez comment ça se passe, par là-bas. Pas de nourriture. Le noir, de l’autre côté de la frontière. La loi qui n’a plus cours. Il va falloir des années avant que ce pays retrouve la tranquillité. Que diriez-vous si je perdais la duchesse à cause d’une bande de bandits errants ? »

Le solide Bourguignon hocha la tête. « Je vous l’accorde. » Durant ces quatre jours, des dizaines d’hommes et de femmes de villes et de villages incendiés du voisinage avaient gagné Dijon, au fur et à mesure que les nouvelles se répandaient à travers la région. Certains sortaient de cavernes dans les roches de grès, d’autres de la forêt sauvage. Tous étaient affamés, mais ils étaient loin d’être tous honnêtes.

La Marche ajouta : « Et je vous accorde que les hommes qui ont supporté le fardeau des combats pour notre duchesse devraient avoir l’honneur de la ramener chez elle jusqu’à nous. » D’un jour à l’autre, maintenant, j’en aurai terminé avec ces conneries de « Lionne ». Dès que nous commencerons à mettre sur pied une campagne dans le sud.

« Mais… elle ? » La Marche regardait la Faris, qui chevauchait entre deux des hommes de Giovanni Petro.

« Je préfère la garder à l’œil. Elle commandait tous ces gens, rappelez-vous. D’accord, c’est terminé, mais nous ne prenons pas de risques. »

Non que je n’aie pas pris de mesures pour l’encourager à coopérer.

En bordure de la foule de citoyens massée autour de la porte nord-est ouverte, Cendres aperçut un homme vêtu d’habits de prêtre : Fernando del Guiz. Une escorte de coutiliers du Lion le flanquait de façon professionnelle. Il leva la main en un geste de bénédiction ; était-ce vers sa femme actuelle ou son ancienne, ce n’était pas clair.

Cendres détourna le regard pour regarder le ciel. « Il n’y a pas beaucoup d’heures de jour. Nous ne les atteindrons pas avant demain, au plus tôt… si nous les trouvons aussi facilement ! Attendez-moi d’ici trois, peut-être quatre jours. Messire Olivier, puisque les Wisigoths se montrent tellement généreux avec leurs vivres, leur boisson et leur bois de chauffage… croyez-vous que nous pourrions donner une fête ?

— Capitaine général, Pucelle, en vérité », répondit Olivier de La Marche et il éclata de rire : « Quand ce ne serait que pour prouver la vérité de ce que j’ai toujours dit : Employez un mercenaire et il dévorera tout, jusqu’à votre foyer et votre patrie ! »

Cendres franchit le pont de l’est en partant, passant au-dessous des artilleurs wisigoths cantonnés dans l’inconfort des hauteurs. Elle salua, toucha d’un éperon sa jument et se balança dans la selle qui grinçait, avançant vers la tête de la colonne.

Le froid lui vola l’air de la bouche. Exhalant une bouffée blanche, elle salua au passage les nouveaux chefs de lance : remplaçant Katherine Hammell, Ludmilla chevauchait aux côtés de Pieter Tyrrell et de Jan-Jacob Clovet ; Vitteleschi marchait en tête des coutiliers de Price ; et le sous-lieutenant d’Euen Huw, Tobias, menait sa lance. Des bandages sur son œil droit aveugle et un couvercle d’acier noir de la forge posé sur le trou encore suintant de son visage, Thomas Rochester chevauchait, guidé par son sergent, Elias. D’autres chefs de lance, Ned Mowlett, Henri Van Veen, affichaient une gravité, une maturité nouvelles.

Les visages changent. La compagnie continue.

Avec des éclaireurs partis devant, derrière et sur les flancs, la force de Cendres sortit de Dijon, dans les hameaux désertés et les champs cultivés, à travers des éperons avancés de l’ancienne forêt sauvage, dans la désolation.

« Est-ce qu’on sait de quel côté Bajazet est parti ? demanda-t-elle à Robert Anselm. Je n’aimerais pas essayer de franchir les Alpes, c’est devenu une vraie saloperie pour qu’on puisse envisager de les traverser !

— Il a dit qu’il chevaucherait vers le nord, à travers le duché, grommela Anselm. Ensuite, vers l’est : la Franche-Comté, pour passer la frontière à Longueau en Haute-Marne ; ensuite, au nord-ouest par la Lorraine. Tout dépendra des possibilités de subsistance qu’ils trouveront dans le pays. Il a dit que s’il ne recevait aucune nouvelle de la fin de la guerre, il continuerait à chevaucher vers Strasbourg, et qu’ensuite il couperait vers l’est, en espérant rejoindre les Ottomans qui avancent vers l’ouest en passant le Danube.

— Combien de chemin ont-ils parcouru, selon les messagers ?

— Ils ont franchi la frontière. Ils sont entrés dans le noir. Ils reviennent de l’est. » Anselm sourit. « Et si aucun de nous ne se perd, nous pourrions même nous retrouver sur la même route ! »

Vers la fin de la journée, des flocons de neige commencèrent à tomber du ciel qui jaunissait.

« C’est ça, rendez la situation encore plus difficile », murmura-t-elle sous cape en chevauchant, tandis que le vent glacé trouvait des interstices entre bavière et visière, pour lui engourdir le visage.

« DIFFICILE, OUI, FROIDE…

— FROIDE COMME L’HIVER, FROIDE COMME LE MONDE…

— JUSQU’À CE QUE L’HIVER VOUS RECOUVRE, COUVRE LE MONDE ENTIER ! »

Elle détecta une note de panique dans leurs voix.

Cendres songea, sans le dire à haute voix : Nous avons gagné. Vous pouvez transformer la Chrétienté en désert glacé, mais nous avons gagné. Léofric est calife. Une fois ce traité signé, nous partons pour le sud… nous venons vous trouver.

Elle chevauchait vers le nord-est, avec un cliquetis des brides dans l’air d’un froid âpre, un sourire aux lèvres.

Le lendemain, après de nombreuses et fâcheuses errances à travers un pays pris par les neiges, sans traits reconnaissables, des avant-coureurs janissaires rencontrèrent des éclaireurs du Lion azur à deux kilomètres de ce qui était, comme Cendres s’en aperçut quand on les y escorta, un village incendié et abandonné. Une fumée mourante s’élevait encore des ruines du château et de l’église.

De la neige nappait les pentes d’une colline qui avait été couverte de vignobles.

Tandis que la visibilité allait en s’amenuisant, Cendres traversa à cheval avec Anselm, Angelotti et le Bourguignon, Lacombe, un ruisseau gelé, par un pont de pierre fracassé. Des onze chaumières de torchis et d’adobe, deux peut-être tenaient encore debout, leur toit chargé de neige. Les janissaires les menèrent jusqu’à un bivouac militaire établi avec une netteté étonnante autour des bâtiments intacts et d’un moulin.

Deux hommes sortirent de la haute bâtisse à demi couverte. L’un portait l’armure, avec l’étendard d’un Sanglier bleu ; et l’autre retira son casque pour révéler des cheveux blonds et un visage ridé, qui se fendit en un large sourire quand il vit les livrées de Cendres.

« Elle est sauve », lança-t-il.

Cendres mit pied à terre, confia son casque à Rickard et, avança à la rencontre de John de Vere, comte d’Oxford. « C’est la paix, déclara-t-elle.

— Votre éclaireur nous l’a dit. » Ses yeux d’un bleu délavé se rétrécirent. « Et une vilaine bataille, avant cela ?

— Je commence à penser qu’il n’y a pas de bonne bataille », répondit-elle et, devant son hochement de tête d’approbation, elle ajouta : « Florian ?

— Vous trouverez mon frère Dickon devant la cheminée du moulin », murmura John de Vere avec un large sourire. « Par les dents de Dieu, madame ! On n’écarte pas un comte d’Angleterre de son passage comme un vulgaire paysan ! Mais qu’est-ce qu’il lui prend ? On jurerait qu’elle n’a encore jamais vu de duchesse de Bourgogne ! »

La neige cessa pendant la nuit. Le lendemain matin, cinquième jour de janvier, ils chevauchèrent vers le sud-ouest, en file, dès que la lumière parut.

Chevauchant genou contre genou avec Florian, elle expliqua à la chirurgienne duchesse couverte d’un manteau : « Gélimer est mort », et se laissa entraîner, avec doigté, dans les détails des combats et de la mort d’amis que Florian voulait connaître. Elle se retrouva en train de répondre à des questions sur les blessés ; comment les médecins wisigoths avaient traité Katherine Hammell, Thomas Rochester, et d’autres.

« C’est la paix, acheva Cendres. Du moins jusqu’à ce qu’ils assassinent Léofric ! Ça devrait nous laisser quelques mois. Jusqu’au printemps.

— Il faudra des années pour nous remettre de cette guerre. » Florian coinça les pans de son manteau autour de ses cuisses, pour tenter de protéger son corps d’un vent plus glacé, maintenant que la neige avait cessé de tomber. « Je ne peux pas être leur duchesse. Dispose des Feræ Natura Machinæ, et j’en aurai terminé. »

La jument wisigothe souffla de ses naseaux, doucement, vers la neige qui lui alourdissait les sabots. Cendres se pencha en avant pour tapoter l’encolure lisse sous le caparaçon bleu.

« Tu ne veux pas rester en Bourgogne ?

— Je n’ai pas ton sens des responsabilités.

— Des responsabilités ! »

Florian indiqua d’un coup de tête en avant Lacombe et les hommes de Marie. « Une fois que tu les as commandés, tu commences à te sentir des responsabilités.

— Rôh, quelle connerie !

— Mais bien sûr », fit Florian. Elle souriait peut-être. « Bien sûr. »

Quatre kilomètres plus loin en suivant le sentier, dans une vallée où l’ancienne forêt sauvage qui couvrait les collines avait été noircie par le feu et maculée de neige jusqu’à mi-pente, Cendres tira sur ses rênes à la vue d’un éclaireur qui revenait, un garçon aux membres longs, vêtu d’un jaque matelassé.

« Laissez passer cet homme. »

Thomas Tydder se fraya un passage jusqu’à elle, essoufflé, pour se saisir de son étrier. Il hoqueta : « Des soldats en avant. Un millier à peu près, patronne.

— Quelles bannières ? demanda brièvement Cendres.

— Une partie des enturbannés ? » Sa jeune voix s’érailla, hésitante. « Mais surtout des Germaniques. La bannière principale est une aigle, patronne. C’est le Saint Empereur romain. C’est Frédéric.

— Qui rentre chez lui, commenta Robert Anselm.

— Oh, ouais, je suppose qu’il est obligé de passer par cette route… » Cendres se carra haut sur sa selle, regardant vers l’avant, et en arrière, le long du sentier qui sinuait. Des bois nappés de neige flanquaient étroitement la route où ils se trouvaient. « Nous allons continuer à chevaucher jusqu’au point où elle s’élargit, nous écarter, et le laisser passer.

— Il n’a pas traîné pour abandonner les enturbannés, non ? bougonna Robert Anselm.

— Des rats qui fuient un navire, madone. » Angelotti fit avancer sa propre jument wisigothe à côté de Cendres. « Il n’aura guère la faveur de Y amir Léofric. Il repart chez lui pour régler les affaires politiques dans sa propre cour.

— Robert, repars en arrière et assure-toi que Bajazet comprend que nous lui cédons le passage… Je ne veux pas voir éclater des rixes. »

Une centaine de mètres plus loin, Cendres fit halte, pour attendre parmi ses hommes. La maison de John de Vere et l’escorte janissaire s’étaient rangées de part et d’autre de la piste qui faisait office de route.

« Patronne ! » Anselm revenait au galop, son souffle empanachant l’air froid. « On a un problème. Aucun des éclaireurs n’est revenu. Personne n’a fait de rapport depuis une quinzaine de minutes.

— Aah, merde ! D’accord, on commence à s’affoler… » Se dressant dans ses étriers, Cendres plissa des yeux en scrutant derrière eux la neige foulée par les sabots jusqu’au point où les bois se resserraient étroitement autour de la route derrière eux. Deux ou trois silhouettes sombres se laissèrent tomber des accotements lorsqu’elle regarda. « Ils nous ont fait contourner par des avant-coureurs, derrière nous ! Sonnez l’alerte complète ! »

La trompe corna une longue complainte dans la vallée couverte de neige ; elle entendit des chevaux se mettre en place derrière elle, des unités se former, des hommes lancer des ordres, et Robert Anselm fit un geste du pouce pour indiquer l’avant.

« Ils s’arrêtent. Ils envoient un héraut ! »

Rompre les rangs et fuir ? Non, ils ont couvert les bois derrière nous. Continuer tout droit à travers eux ? C’est la seule solution. Mais Florian !

Paralysée, elle observa un émissaire se détacher à cheval du reste des troupes germaniques. Il n’y avait pas assez de vent dans le brouillard rosé de ce matin glacé pour mouvoir les bannières trempées qui pendaient. Elle reconnut vaguement le visage de l’homme – Il n’était pas à la cour de Frédéric, devant Neuss ? – mais pas l’officier ka’id wisigoth qui l’accompagnait.

« Cédez-nous la femme », exigea l’émissaire, sans préambule.

« Et de quelle femme s’agit-il ? » Cendres parlait sans quitter des yeux le reste des troupes. Entre mille et quinze cents hommes. De la cavalerie : des cavaliers européens en lourde plate, et des cataphractes wisigoths en armure d’écailles chevauchantes. Les Wisigoths, au moins, avaient l’allure de vétérans. Elle vit les aigles.

Ce sont des hommes des nouvelles légions, la III Caralis et la I Carthage, les anciennes légions de Gélimer.

Avec elles, une masse de soldats serfs, et un bloc dense d’hommes d’armes germaniques ; pas grand-chose, question archers…

« La femme qui se fait appeler duchesse de Bourgogne », répéta l’émissaire, d’une voix criarde. « Que mon maître, Frédéric, empereur des Romains, seigneur des provinces allemandes, va maintenant prendre sous sa garde.

— Il va quoi ? glapit Cendres. Pour qui se prend-il, ce con ? »

L’exaspération et la peur la firent parler, mais l’officier wisigoth lui jeta un regard perçant. D’un déplacement du corps, le ka’id fit pivoter sa jument baie. « C’est mon maître Frédéric, qui était un loyal vassal du défunt roi-calife Gélimer, dont le nom fut glorieux, et qui endosse à présent pour lui-même le califat de l’Empire wisigoth. »

Oh, merde, se dit Cendres, sans expression.

« Frédéric de Habsbourg ? » demanda Florian, incrédule. Elle réprima une toux de la main. « Frédéric se présente pour se faire élire roi-calife ?

— C’est un étranger ! » protesta Robert Anselm devant l’officier wisigoth, mais Cendres ne fit pas attention.

Oui, il peut probablement le faire, estima-t-elle.

À Dijon, l’armée se partage entre les oui, les non, et les peut-être. « Oui » : ceux pour Léofric. « Non » : ceux qui étaient loyaux à Gélimer ; mais un mort a peu d’amis. Et « peut-être », ceux qui attendent de voir de quel côté la situation bascule.

Ces gars ici doivent être d’anciens obligés de Gélimer qu’il a placés comme officiers dans ses légions. Et s’ils suivent Frédéric, c’est parce que…

« Donnez-nous la femme ! » aboya le ka’id légionnaire wisigoth. « Ne confondez pas le seigneur Frédéric et Léofric. Léofric est un faible qui n’avait d’autre souhait que de conclure une paix avec vous, alors que nous nous trouvons au bord de la victoire. Messire Frédéric, qui sera calife, est résolu à accomplir ce qui était la volonté de Gélimer, avant que Gélimer ne soit tué par traîtrise. Messire Frédéric fera exécuter cette femme, Floria, qui se prétend duchesse de Bourgogne, pour parachever notre victoire sur la Bourgogne. »

Cendres bougonna : « Putain de merde ! », avec une nuance de stupeur.

Le brouillard rose sur les collines blanchit avec la montée du soleil. Une neige remuée scintillait. Tout blanc, le souffle de Cendres dérivait de sa bouche. Elle vérifia les positions : Bajazet sur sa gauche, à présent, à la tête de ses troupes ; la bannière au Sanglier bleu des de Vere sur sa droite. Elle plissa les paupières, considérant les cinq cents mètres qui les séparaient de Frédéric et de ses troupes.

« Le roi-calife Frédéric, fit-elle. Ouais. S’il tue la duchesse, qu’il transforme cette situation en une défaite de la Bourgogne, alors il sera un héros pour l’Empire wisigoth, et il sera probablement sacré calife… et il récupérera une grosse portion de la Bourgogne pour lui-même. Louis de France en aura sans doute sa part, mais Frédéric en prendra un gros morceau. Et quand les Turcs franchiront en hurlant les frontières – ses frontières – il aura le contrôle de ses forces, et celui des armées wisigothes, et il sera en sécurité : il peut leur donner bougrement du fil à retordre. Saint Empereur romain et roi-calife. Et tout ce qu’il a à faire, c’est de venir jusqu’ici et de tuer la duchesse de Bourgogne.

— Je n’y crois… » La voix de Florian explosa en une toux. Le nez visiblement rosi, elle essuya ses yeux larmoyants. Et pendant une fraction de seconde, Cendres ressentit une tendresse absolue pour elle, pour cette duchesse doctoresse qui commençait à attraper un rhume. « Ce sont de misérables luttes politiques ! Frédéric doit bien savoir ce que feront les Machines sauvages !

— De toute évidence, il n’y croit pas, répliqua Cendres.

— Mais tu as vaincu les légions wisigothes ! Ça ne peut pas se terminer par une embuscade !

— Personne n’est si spécial qu’il ne puisse mourir dans une petite bagarre crapoteuse, après avoir remporté la guerre », contra Cendres sur un ton sombre avant d’ajouter, en s’adressant à Robert Anselm dans le patois du camp : « Nous allons lancer un assaut à travers leurs rangs. Milord Oxford, vous et Bajazet, prenez Florian… Traversez et continuez votre route. Envoyez de l’aide quand vous atteindrez Dijon.

— Une fois que nous aurons établi qui commande à Dijon », corrigea John de Vere d’un ton grave. Il se tourna sur sa selle pour lancer des ordres aux janissaires.

En le couvrant, Cendres tapota les flancs de sa jument, pour s’approcher encore des émissaires germanique et wisigoth. « Retournez dire à Frédéric qu’il est complètement cinglé. La duchesse est sous notre protection, et il peut aller se faire foutre. »

L’officier wisigoth leva le bras et le laissa retomber. Le claquement vibrant et bourdonnant des arcs retentit devant eux. Cendres baissa instinctivement la tête : les flèches frappèrent parmi les chevaux. Les émissaires piquèrent des éperons et repartirent au galop sur le sentier.

Les janissaires chargèrent sans hésitation. Les sabots de plus de cinq cents chevaux projetèrent dans les airs des mottes de terre, des cailloux et de la neige. Une masse de neige fondante percuta le casque de Cendres. Elle repoussa sa salade en arrière, s’essuya le visage et cria à Anselm : « En formation ! » Et les archers montés bandèrent leurs arcs et décochèrent en chevauchant, la bannière des de Vere et Florian del Guiz en leur sein. Ils ne peuvent quand même pas l’atteindre ! se dit Cendres, et la charge devant elle se disloqua en une masse d’animaux qui criaient, d’hommes qui tombaient et de bannières qui s’abattaient.

Dans le chaos des chevaux qui criaient, Cendres vit s’ouvrir devant elle les rangs de la troupe.

Des silhouettes plus grandes qu’un homme traversèrent la neige piétinée. Leurs mouvements étaient lents, mais elles couvraient du terrain à une rapidité effrayante, leurs pieds de pierre s’enfonçant avec tant de poids qu’elles ne dérapaient ni ne tombaient. Le lever de soleil rouge luisait contre leur torse, leurs membres et leurs yeux aveugles.

L’une d’elles tendit le bras et arracha un homme à son cheval. Tenant d’une main de pierre la cheville du Turc qui se débattait, elle fit claquer son corps comme un fouet.

Vingt golems messagers carthaginois ou plus traversèrent pesamment le terrain, mains tendues, en se dirigeant vers Cendres.

Faisant reculer là jument dans des éclaboussements de neige fondue, elle trouva Rickard et sa bannière à ses côtés. Tout son corps se crispa, dans l’attente d’un flamboiement de feu grégeois…

Un Golem, son harnais de bronze luisant contre la neige, expédia une gerbe de feu qui gronda au sein des cavaliers ottomans. Leur formation s’évapora.

Un seul : sont-ils à court de feu grégeois ? D’où provenait ce golem ?

Une masse de cavaliers jaillit en traversant devant elle, lui cachant momentanément les golems. On entendit un deuxième rugissement de flammes et les chevaux hurlèrent. Le groupe de commandement de Cendres éclata : elle accueillit Bajazet, une douzaine de cavaliers turcs et John de Vere, serrant les rênes de la jument de Florian serrées dans son gantelet.

« Ils traversent, madame bey !

— Robert ! Rapports des éclaireurs ! Où pouvons-nous nous terrer jusqu’à ce que nous puissions envoyer un cavalier demander de l’aide ? »

Robert tendit le doigt. « Des bâtiments en lisière des bois, en haut de cette pente sur notre droite. Ils sont en ruine, mais ils fourniront une couverture.

— Florian, c’est par là que tu t’en vas. Ne discute pas. » Cendres se jeta à bas de sa selle, quittant la jument paniquée, et atterrit durement, mais sur ses pieds. Elle arracha son épée du fourreau et la pointa, en hurlant au porte-bannière du Lion azur : « Repliez-vous dans les bois ! »

Vitteleschi arriva à pleine allure, des coutiliers se placèrent en formation devant Cendres, des flèches crépitant contre les chapels de guerre. Un homme poussa un grognement et tendit la main pour briser une hampe de flèche plantée dans son mollet. Rickard se saisit des rênes de Cendres, retenant maladroitement la jument et la bannière au Lion. Cendres débita une série d’ordres : des chefs de lance les crièrent à leurs hommes ; ils reculèrent lentement, lentement, quittèrent la route en combattant désormais des chevaliers germaniques, pour ne pas se lancer dans une charge contre les guisarmiers, alors que des carreaux filaient en piaulant des arbalètes des hommes de Jan-Jacob Clovet…

« Très bien, faites-les se replier, régulièrement, on y va ! »

Elle n’avait plus conscience que de deux choses : une lassitude dans tous ses membres et la nécessité de courir, vite, en harnois complet, pour gravir une pente enneigée et hérissée de souches d’arbres. La neige alourdissait ses jambes ; chaque terrier de lapin dissimulé lui faisait courir le risque de se tordre la cheville.

Deux cavaliers de la maison d’Oxford et Florian passèrent devant elle à une allure follement imprudente. Elle aperçut des murs gris en ruine devant eux. Robert Anselm, beuglant, disposa les hommes en une longue ligne sinueuse, dont une extrémité courut s’ancrer contre la carcasse d’un bâtiment. Cendres se rua vers l’autre bout de la ligne, placée contre une accumulation d’anciens arbres à demi brûlés, poussant les hommes en position. À son côté, la bannière avec Rickard pour la porter, visage blême, le souffle court sortant de sa bouche en postillonnant ; et Jean, le petit page, qui guidait les chevaux. Cendres pivota alors que les golems en granit rouge s’amassaient pour gravir la pente et attaquaient la ligne.

Ils peuvent passer à travers nos rangs, ils peuvent nous prendre de flanc s’ils arrivent derrière nous, à travers les arbres…

« Cendres ! » hurla Rickard à son oreille, en se frayant un passage entre Ned Mowlett et Henri Van Veen. « Cendres !

— Quoi ? » Elle houspilla un messager : « Dis à de Vere d’employer les arbalètes. Si elles rompent les armures, elles casseront la pierre ! Quoi, Rickard ?

— C’est Florian ! »

Cendres arracha son regard du combat : une ligne incertaine d’hommes qui reculaient vers le sommet de la colline. L’étendard au Lion azur volait au centre de la ligne, une queue-d’aronde brillante. Pieter Tyrrell le tenait calé dans sa logette de cuir contre son corps. Dans la carcasse de la bâtisse en ruine derrière elle, que Rickard indiquait du doigt (une église, se dit-elle, s’apercevant en une fraction de seconde que les fenêtres borgnes présentaient les arches arrondies en pierre cannelée des édifices religieux anciens) s’était regroupée une poignée d’hommes : Richard Faversham, Vitteleschi, Giovanni Petro.

« Elle est blessée ! hurla Rickard. Elle est blessée, patronne !

— L’heure est venue, c’est NOTRE heure ! »

Les Machines sauvages crient leur triomphe à travers elle. La puissance des voix la fait tituber ; elle empoigne l’épaule de Rickard pour se retenir.

Une ombre passa sur le garçon, voilant son armure. Cendres leva les yeux.

Le soleil du matin commença à se ternir avec la vitesse de l’eau qui s’écoule d’une cruche brisée.

La dispersion des ténèbres
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